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1989, l’affaire Salman Rushdie : Quand la France célébrait sa Révolution sous les feux croisés de l’obscurantisme

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Par Bernard J. Henry

Après les Etats-Unis en 1976, les Français ont célébré en 1989 le Bicentenaire de la Révolution qui a créé leur république, avec pour traits d’union entre les deux pays le Marquis de la Fayette, «héros des deux mondes» en France comme le deviendrait plus tard Giuseppe Garibaldi en Italie, et le fameux «Ça ira» de Benjamin Franklin, Ministre des Etats-Unis d’Amérique à Paris mais francophone malhabile qui, lorsqu’on lui demandait des nouvelles de son pays, répondait par ces deux seuls mots que les sans-culottes avaient fini par reprendre à leur profit. Mais en France, l’année 1989 fut loin d’être placée sous le seul signe des idéaux de la Révolution française tels que résumés en sa devise officielle – Liberté, Égalité, Fraternité.

Depuis le début des années 1980, la France était régulièrement frappée par le terrorisme lié au conflit israélo-palestinien, comme lorsque fut frappé voici quarante ans ce mois-ci, le 9 août 1982, le restaurant Jo Goldenberg dans le quartier juif de Paris. Depuis les élections municipales de 1983 et dans des proportions sans précédent depuis la Libération, l’extrême droite reprenait pied dans la politique française avec les succès électoraux du Front National, dénoncés ainsi que la complaisance du reste de la classe politique par Louis Chedid dans Anne, ma sœur Anne.

C’était déjà beaucoup, évidemment trop. Mais ce n’était pourtant qu’un début, et bientôt une France déjà en proie à ses propres démons allait se trouver prise au cœur de luttes d’envergure mondiale, luttes qui, bien que jamais vraiment disparues, viennent aujourd’hui se rappeler tragiquement au souvenir non seulement de la France mais du monde entier, avec l’agression de Salman Rushdie le 12 août dans l’État de New York.

La Dernière Tentation du Christ : la Contre-Révolution contre-attaque

Le réalisateur américain Martin Scorsese (C) David Shankbone

En août 1988, le cinéaste américain Martin Scorsese sort son nouveau film, La Dernière Tentation du Christ, d’après un roman de Níkos Kazantzákis. En rupture directe avec les récits bibliques, Scorsese y dépeint un Jésus vivant comme tout mortel, peu soucieux du péché ou de la foi, et qui prend soudainement conscience de sa mission divine puis entame un parcours messianique en s’opposant aux dirigeants mêmes du peuple juif dont il est issu. Devant les caméras de Scorsese, c’est Jésus lui-même qui demande à Judas, son premier adepte, de le dénoncer aux Romains afin d’être arrêté et mourir en martyr. Mais, alors qu’il attend la mort sur sa croix, Jésus se voit offrir le salut par un ange qui vient lui dire qu’il est Fils de Dieu, mais non pas le Messie, et doit vivre en homme normal. Sauvé par l’ange de la crucifixion, Jésus épouse Marie-Madeleine et fonde avec elle une famille heureuse.

A la fin de sa vie, Jésus appelle auprès de lui ses anciens disciples et Judas lui avoue que l’ange qui l’a sauvé était en réalité Satan, dont lui est venue cette «dernière tentation» de vivre en homme ordinaire et non en Messie. Mourant, Jésus rampe jusqu’à la croix dont Satan l’avait jadis extrait, dans une Jérusalem en flammes puisque n’ayant jamais été pacifiée par son enseignement. Il implore Dieu de le replacer sur la croix, afin de pouvoir enfin accomplir sa destinée. Crucifié une nouvelle fois, il sait sa mission menée à bien et meurt.

Cette uchronie religieuse soulève la fureur chez les Chrétiens à travers le monde entier, d’abord chez les Protestants aux Etats-Unis même puis, en France, chez les Catholiques, l’Archevêque de Paris Jean-Marie Lustiger parvenant même à faire plier le Gouvernement socialiste de François Mitterrand qui, d’abord partenaire du film, finit par jeter l’éponge.

A sa sortie en France en septembre, le film réveille un mouvement catholique intégriste que l’on croyait décapité depuis l’excommunication au printemps de Monseigneur Marcel Lefebvre et la mise au ban par le Vatican de sa Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X traditionaliste et hostile à Vatican II. En octobre, un cinéma projetant La Dernière Tentation du Christ est incendié dans l’est de la France et, à Metz, la visite du Pape Jean-Paul II donne lieu au retrait du film des salles locales. Bientôt, le film est déprogrammé partout ailleurs ou projeté sous protection policière. Le 23 octobre, un commando catholique intégriste attaque l’Espace Saint-Michel à Paris, dernière salle projetant encore le film, blessant quatorze personnes dont deux grièvement.

En pleine célébration de sa Révolution et de l’Être suprême, divinité laïque sous les auspices de laquelle était adoptée le 26 août 1789 la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la France découvre que l’esprit vengeur des Chouans de Bretagne et des royalistes de Vendée qui refusaient la fin de la monarchie de droit divin était toujours là, et que, comme leurs ancêtres révolutionnaires, les Français républicains de 1989 allaient devoir y faire face. Et à l’intégrisme catholique menaçant le Bicentenaire allait bientôt s’ajouter l’intégrisme issu des rangs d’une autre religion majeure de France – l’Islam.

Allah et Les Versets sataniques : les «intégristes musulmans» à l’assaut de l’Être suprême

En 1989, la France ne parle pas encore d’islamisme. Ce terme n’apparaît que l’année suivante, lorsque les premières élections libres et multipartites en Algérie voient non pas la victoire courue d’avance du Front de Libération Nationale (FLN), jusqu’alors parti unique, mais du Front islamique du Salut (FIS), parti prônant une application stricte de la loi coranique dans tous les domaines de l’administration et de la vie publique. Pour l’instant, en cette année 1989, la France parle d’intégrisme musulman. Jusqu’à présent, cet intégrisme s’est surtout manifesté à travers le terrorisme, non dans une moindre mesure en lien avec l’Iran comme en témoigne l’affaire Wahid Gordji. Mais la France est sur le point de découvrir que cet intégrisme peut aussi frapper là où elle l’attend le moins, sur un terrain où, ceinte de ses idéaux révolutionnaires, elle se croit inexpugnable. Le terrain de la culture.

Dès 1987, la chanteuse Véronique Sanson envisageait une chanson contre l’intégrisme religieux, racontant l’histoire d’un couple maghrébin se muant en auteurs d’un attentat-suicide par l’explosion d’un camion. Alors qu’elle entend intituler sa chanson Dieu, le chanteur Michel Berger, son ancien compagnon qui produit pour elle l’album devant contenir la chanson, lui suggère de l’intituler Allah en référence à l’extrémisme musulman qui, à travers le monde, s’affirme alors de plus en plus comme une «troisième force» entre les Etats-Unis de Ronald Reagan et l’URSS de Mikhaïl Gorbatchev. C’est ainsi que la chanteuse enregistre Allah, où elle s’en prend directement au Dieu de l’Islam pour les attentats commis en son nom par des fanatiques.

Véronique Sanson

Alors qu’elle s’apprête à donner un concert à l’Olympia, Véronique Sanson reçoit des menaces de mort lui enjoignant de ne pas chanter Allah. Le 14 février 1989, une fatwa est lancée contre elle avec ordre de la tuer. La carrière de la chanson s’arrête là. Mais pas celle de l’extrémisme se réclamant de l’Islam, car bien sûr, Rushdie est le prochain sur la liste.

C’est en septembre 1988 que l’écrivain britannique d’origine indienne, naturalisé américain, publie son quatrième roman, Les Versets sataniques (The Satanic Verses). Les protagonistes, deux artistes indiens vivant en Angleterre contemporaine, se trouvent pris dans un détournement d’avion et, alors que l’appareil explose en plein vol, se voient miraculeusement y survivre puis prendre pour l’un, la personnalité de l’Ange Gabriel et, pour l’autre, celle d’un démon. Ce dernier réussit à ruiner la vie, notamment sentimentale, de son comparse qui le lui pardonne toutefois en bon ange que, selon lui, il est devenu. Tous deux rentrés en Inde, le premier tue sa compagne avant de se suicider, et le second, jusqu’alors brouillé avec son identité indienne ainsi que son propre père, se réconcilie avec les deux et reste vivre dans son Inde natale.

Salman Rushdie

Mais derrière cette histoire de deux Indiens frappés d’une maladie mentale, servant de trame au roman de Rushdie, d’autres parties du roman s’avèrent plus problématiques, du moins pour les Musulmans les plus dogmatiques.

A l’instar de Scorsese mettant en scène un Christ détourné de sa mission salvatrice par un Satan habilement déguisé, Rushdie dépeint Mahomet, le Prophète de l’Islam, adoptant trois divinités païennes de La Mecque en violation du principe islamique du dieu unique, les trois divinités ayant dicté à Mahomet de faux versets du Coran en ayant pris l’apparence d’Allah. Le récit romancé de Rushdie amène ensuite des prostituées de La Mecque à se faire passer pour les épouses du Prophète, puis l’un des compagnons de Mahomet à douter de lui en tant que messager de Dieu et l’accuser d’avoir volontairement réécrit certaines parties du Coran en occultant le verbe divin.

Rushdie poursuit avec le récit, toujours fictif, d’une jeune paysanne indienne affirmant recevoir des révélations de l’Archange Jibreel («Gabriel» en arabe). Elle convainc son village entier d’entreprendre un pèlerinage en marchant jusqu’à La Mecque, affirmant qu’ils pourront tous traverser la mer à pied. Mais les pèlerins disparaissent tous, les témoignages discordant sur leur noyade pure et simple ou leur traversée miraculeuse de la mer comme l’aurait promis l’Archange Jibreel.

Puis Rushdie présente un chef religieux fanatique expatrié, «l’Imam», chef religieux en lequel est aisément reconnaissable l’Imam Ruhollah Khomeini, Guide suprême de la République islamique d’Iran, exilé en France jusqu’à la révolution islamique de 1979.

Après le tollé chez les Chrétiens contre Scorsese, c’est au tour de Rushdie d’enflammer le monde musulman. Au Pakistan, Les Versets sataniques sont interdits et, le 12 février 1989, dix mille personnes manifestent contre lui à Islamabad où le Centre culturel américain et un bureau d’American Express sont mis à sac. L’Inde interdit l’importation de l’ouvrage et des autodafés se font jour en Grande-Bretagne.

En février 1989, c’est au tour de Khomeini d’ajouter à la polémique en édictant une fatwa, littéralement une «opinion juridique», facultative en Islam sunnite mais ayant valeur contraignante chez les Chiites, appelant au meurtre de Rushdie et de ses éditeurs ainsi qu’à faciliter ce meurtre à défaut de le commettre soi-même. En Grande-Bretagne, le Gouvernement conservateur de Margaret Thatcher prend fait et cause pour Rushdie, qu’il place sous protection policière, mais un jeune député travailliste nouvellement élu organise dans sa circonscription une marche pour l’interdiction des Versets sataniques et un ancien leader du Parti conservateur, Norman Tebbit, sans aucun lien personnel avec l’Inde ou l’Islam par ailleurs, condamne et injurie publiquement Rushdie.

Là où Martin Scorsese continue d’aller et venir librement, Véronique Sanson ayant tôt fait de sortir de nouveaux titres et faire oublier Allah, Rushdie se trouve désormais prisonnier d’une alternative qui résume tout son sort – la clandestinité ou la mort.

Héritage humaniste contre héritage de haine

Devenu invisible et introuvable, Rushdie publie en 1995 un nouveau roman, Le dernier soupir du Maure (The Moor’s Last Sigh). Mais, pour avoir perdu en intensité, la menace de Téhéran n’en a pas pour autant disparu. Loin des regards, c’est désormais par procuration que Rushdie continue d’être attaqué.

En 1991, les traducteurs italien et japonais de Rushdie sont assassinés. Deux ans plus tard, un traducteur norvégien des Versets sataniques échappe de peu à une tentative de meurtre par balles puis un traducteur turc manque de succomber à un incendie volontaire qui le visait.

En 1998, l’Iran de Mohammed Khatami, Président se voulant réformiste, annonce la fin de la fatwa contre Rushdie qui, à son tour, abandonne sa vie en clandestinité. Mais en 2006, le conservateur nationaliste Mahmoud Ahmadinejad qui a succédé à Khatami fait marche arrière ; pour lui, une fatwa ne peut être annulée que par la personne qui l’a édictée, et puisque Khomeini est décédé, la fatwa est irréversible. Dix ans plus tard, la prime promise par l’Iran pour le meurtre de Rushdie dépasse les trois millions de dollars, notamment sous l’impulsion des médias iraniens.

Et le 12 août dernier, alors qu’il s’apprête à donner une conférence à la Chautauqua Institution dans l’Etat de New York, Rushdie est poignardé au cou par Hadi Matar, Chiite d’origine libanaise dont les réseaux sociaux grouillent de messages de soutien au régime iranien et d’admiration pour Khomeini. Hospitalisé en urgence, placé sous assistance respiratoire, il est menacé de perdre un œil ; le 14, son agent annonce qu’il se rétablit et respire normalement. En Iran, la presse conservatrice couvre de louanges Hadi Matar qui, ensuite amené devant la justice, plaide non coupable.

En France, d’aucuns convoquent aussitôt le souvenir de l’attentat terroriste du 7 janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, régulièrement accusé de s’en prendre systématiquement à l’Islam et aux Musulmans, en particulier depuis la publication dans ses colonnes, en 2006, de caricatures de Mahomet parues dans un journal d’extrême droite au Danemark. C’est toutefois après avoir critiqué non l’Islam mais l’islamisme, incarné par le parti tunisien Ennahda et une partie du Conseil national de Transition en Libye, que Charlie Hebdo avait connu en 2011 l’incendie de ses locaux à Paris. Quant à l’attentat ayant décimé sa rédaction, Charlie Hebdo le devait bien à deux terroristes résolus, deux frères membres d’Al-Qaïda en Péninsule Arabique, Cherif et Saïd Kouachi. L’Islam ne tue pas, l’islamisme oui.

Pour les Français, immanquablement, le souvenir de l’attentat contre Charlie Hebdo en appelle un autre, celui de l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie victime d’un autre attentat terroriste à Conflans-Sainte-Honorine, en région parisienne, le 16 octobre 2020 alors que se tenait justement à Paris le procès des auteurs présumés des attentats de janvier 2015 dont celui contre Charlie Hebdo, en dehors des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly qui avait attaqué l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Samuel Paty avait été dénoncé par certains élèves musulmans comme ayant utilisé des dessins parodiques de Mahomet parus dans Charlie Hebdo, ce qui avait fait de lui une cible du seul fait de son enseignement, non contre l’Islam mais en faveur de l’esprit critique.

Étrangère à l’univers anglo-saxon de l’Amérique de Scorsese ou de l’Angleterre de Rushdie, la France qui célébrait sa Révolution s’était retrouvée victime collatérale des deux épisodes mais n’en avait pas connu de semblable pour ses propres artistes, notamment pas pour Véronique Sanson contre laquelle la fatwa aura fait long feu. Inspirée par le Bicentenaire de la Révolution, Isabelle Adjani, l’une des actrices françaises les plus en vogue à l’époque, n’en avait pas moins lu à haute voix un extrait des Versets sataniques lors de la cérémonie des Césars en 1988. Malgré tout, la France républicaine avait bien dû se faire une raison, constatant que les idéaux qu’elle célébrait et voulait universels ne l’étaient pas tant qu’elle le croyait et que, dans cet Occident qui regardait de haut un «Tiers Monde» auquel il imputait l’intégrisme religieux comme une conséquence de son sous-développement, ce même intégrisme existait aussi, non du seul fait de migrants musulmans mais aussi de citoyens de lignée locale depuis des siècles, non du seul fait d’un Islam qui, ailleurs, avait pris les armes mais aussi du même catholicisme qui, le dimanche matin, rassemblait les fidèles devant Le Jour du Seigneur sur la télévision d’État.

Triste préfiguration d’un monde qui, en quittant les années 1980 et par miracle la Guerre Froide, (r)entrait successivement dans la guerre «chaude» avec la campagne militaire internationale pour la libération du Koweït envahi en août 1990 par l’Irak, les guerres balkaniques avec camps d’internement et purification ethnique rappelant sombrement la Shoah, le terrorisme généralisé, ici islamique du fait d’Al-Qaïda et ailleurs d’extrême droite comme à Oklahoma City, et l’extrême droite au pouvoir, fût-ce en coalition gouvernementale, comme en Italie.

D’aucuns en France voudraient penser que tous les chemins mènent non à Rome, mais à Paris, et donc que tous les chemins en partent aussi. En 1789, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen avait bel et bien résonné, pour sa part, loin par-delà les frontières du Royaume de France. Là où les textes constitutionnels américains avaient été scrutés principalement par les ennemis britannique et espagnol de la jeune Amérique indépendante, la proclamation française «en présence de l’Être suprême» avait permis au monde entier de comprendre qu’une nouvelle ère commençait. Deux cents ans plus tard, la fête de ce légitime moment de fierté pour le peuple français lui offrait tout le contraire, l’obscurantisme et la violence venues d’ailleurs convergeant vers Paris pour ternir ce moment de joie et ouvrir la voie à une fin du vingtième siècle qui ne pouvait que laisser craindre le pire.

La Déclaration universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen adoptée le 26 août 1789 (C) Musée Carnavalet – Paris

Aucun respect du droit sans respect de l’écrit

Et le vingt-et-unième siècle n’a pas manqué de tenir les terribles promesses de son prédécesseur. Pire attentat terroriste de l’histoire en 2001, extrême droite au pouvoir dans deux pays d’Europe et ayant manqué de l’être aussi en France en 2002, invasion de l’Irak cette fois sans mandat international en 2003, tortures de civils dans ce même Irak l’année suivante …  La liste serait bien trop longue. Mais une chose est sûre, ce qui était au vingtième siècle le futur ressemble horriblement à ce qui était vu, à l’époque, comme un passé révolu.

Des écrivains comme Rushdie, tous les pouvoirs tyranniques en ont toujours emprisonné, interdit, torturé voire tué. Dans le contexte individuel de 1989, plus encore en France, Rushdie était devenu le symbole vivant d’un mal nouveau, menaçant un monde où le Mur de Berlin était toujours debout même si l’URSS vaincue en Afghanistan semblait à genoux. Mais avec le nouveau siècle est venue l’expansion de la nouvelle technologie, et avec elle, la possibilité d’être auteur sans plus devoir passer par un journal ou une maison d’édition, avec l’apparition des blogs et, pas toujours pour le meilleur, des réseaux sociaux. Et qui dit nouveaux moyens d’expression dit nouvelle peur pour les régimes répressifs, et avec cette nouvelle peur, de nouveaux motifs de répression. Publié sur papier ou autopublié sur Internet, qu’importe aujourd’hui, vous risquez tout autant de payer cher le moindre de vos mots contre qui veut régner en imposant le silence.

Active au sein du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, l’Association of World Citizens ne s’est jamais limitée pour autant à cette seule enceinte genevoise, ayant toujours porté la défense des Droits Humains partout où elle le peut.

En Tunisie où, depuis un an, les initiatives du Président Kaïs Saied mettent à mal l’héritage de la Révolution de janvier 2011, le journaliste Salah Attia en a fait les frais pour avoir dénoncé ces dérives autoritaires en direct sur la chaîne Al Jazeera. Jugé sur ce seul fondement par des militaires en uniforme, il s’est retrouvé détenu à la prison de Mornaguia près de Tunis. Dans la Libye voisine qui n’a jamais su trouver sa voie nouvelle depuis la révolte populaire contre Mu’ammar Kadhafi, hélas devenue intervention militaire franco-britannique aux motifs plus qu’incertains, c’est Mansour Atti, journaliste lui aussi, mais également blogueur et dirigeant local du Croissant-Rouge, qui fut enlevé en juin 2021 par un groupe armé réputé proche des Forces armées libyennes.

Toujours en Afrique mais plus au sud, dans la Corne du continent, en Somalie où l’État central ne s’est jamais vraiment reconstitué depuis 1990 et la désagrégation du pays après la fin de la dictature de Mohamed Siad Barré, un journaliste indépendant nommé Kilwe Adan Farah fut arrêté en décembre 2020 dans la région autonome de facto du Puntland où il venait de couvrir une manifestation contre les autorités locales. Jugé lui aussi par un tribunal militaire, il fut condamné à trois ans d’emprisonnement pour avoir «répandu des fausses nouvelles et incité au mépris envers l’État». A ce jour, il purge encore sa peine.

Kilwe Adan Farah

Le terrorisme jihadiste en France et ailleurs l’a prouvé : ce qui menaçait Salman Rushdie n’a jamais disparu, tout au plus changé de forme. Mais aujourd’hui, là où un interdit fanatique peut toujours frapper quelqu’un qui s’exprime par l’écrit, l’interdit peut venir également des forces armées dans un pays cherchant sa voie constitutionnelle et, dans le meilleur des cas, démocratique. Quitte à oser vouloir faire croire qu’un écrit public dénué de toute intention malveillante peut menacer un pays tout entier de ne jamais (re)trouver une vie libre et paisible.

En France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, mais bien sûr pas seulement, la loi permet de saisir la justice contre un écrit public et obtenir soit réparation si l’on est visé à titre personnel, soit condamnation pénale dans le cas d’un abus de la liberté d’expression internationalement reconnaissable comme tel, par exemple à travers la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Et ce sera toujours, dans ces trois pays et partout ailleurs dans le monde, une infaillible indication du respect de l’État de droit par opposition à la loi de la jungle ou à celle du talion. Quiconque se reconnaît Citoyen du Monde doit défendre sans faille ces principes, sachant que là où un écrit peut valoir la mort, il n’est aucune responsabilité envers sa communauté locale, a fortiori envers la communauté humaine mondiale, que l’on puisse entendre assumer à moins que ce ne soit, au bout du compte, en vain.

Bernard J. Henry est Officier des Relations Extérieures de l’Association of World Citizens.


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